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Passage à la boulangerie

Demain, dès l’aube, à l’heure où s’éveille la ville, vous partirez. Voyez-vous, nous savons que pour certains, vous traverserez la boulangerie Méli-Mélo - anciennement Nicolas Rançon, pour arriver à l’École. Mais savez-vous vraiment par où vous passez ?


C’est un spectacle qu’on peut voir tous les matins d’école, à la hauteur du 151 Boulevard du Montparnasse. Des dizaines de jeunes, sacs sur le dos, entrent dans une boulangerie et semblent disparaître. L’explication : elle communique avec la rue Notre-Dame-des-Champs. En traversant la boulangerie pour aller à l’école, ils gagnent 450 mètres, soit 6 minutes d’après Google Maps. Pour avoir une idée précise du phénomène, je me suis installée à une table à 7h48, un mercredi matin. Dans le quart d’heure qui a suivi, 70 personnes ont traversé la boulangerie, et dix y sont rentrées pour acheter quelque chose. Autrement dit, sept fois plus de traverseurs que de clients. Ce ne sont pas que des élèves : parmi eux, des parents… Et même des profs. Vu aussi : un élève en trottinette (malgré un escalier à passer) et, plus étonnant encore, un parent en voiture qui déposait son enfant devant la boulangerie boulevard du Montparnasse pour le laisser prendre ce raccourci et éviter les ralentissements de la rue Notre-Dame-des-Champs. Dans l’heure qui suit, le rapport est plus équilibré : 24 clients et 19 traverseurs entre 8h et 8h45.


Petite précision : la boulangerie Meli-Melo n’est pas le seul commerce qui permet de passer d’une rue à l’autre. La pharmacie voisine offre aussi un passage, tout comme le fast-food Chinois Ducky’s et le restaurant chinois Le traiteur Litchi, mais ces deux là ne sont pas ouverts si tôt le matin.



Quand il s’est installé dans le quartier, Dan, le patron du Ducky’s, a été prévenu par son prédécesseur (le propriétaire d’une crêperie) du problème du passage. C’est d’ailleurs pour cela qu’il dissuade les clients de couper par son restaurant. Une cliente de l’ancienne crêperie avait glissé dans l’escalier et porté plainte estimant que l’escalier était mal entretenu. Dan a remplacé les marches en bois couvertes de tapis par douze marches anti-dérapantes, mais il ne souhaite pas que les passages se multiplient pour éviter les éventuels désagréments.


Récemment un élève de l’alsacienne de grande taille s’est cogné et s’est fait une bosse. Le patron de Ducky’s a eu peur que ça se retourne contre lui. Mais cet argument ne s’applique pas à la boulangerie, l’escalier la traversant étant extérieur au local de la boutique.


Pour Dan, ce n’est pas qu’une question de blessure possible. Ce qu’il n’aime pas, c’est la façon dont certains passent sans demander, sans même dire bonjour et sans refermer la porte derrière eux. Pour les autres, pour les clients réguliers, il n’a pas de problème. Par exemple, une dame du voisinage achetait un dessert tous les soirs pour pouvoir passer ; il lui a gentiment expliqué que ce n’était pas la peine, qu’elle allait finir par grossir.


Le traiteur chinois Le traiteur Litchi est le seul à avoir installé un panneau côté Notre-Dame-des-Champs précisant “cette porte est réservée aux clients du restaurant !”

La boulangère et le boulanger, eux, laissent passer tout le monde, ils disent même souvent bonjour - même à ceux qui traversent avec leurs écouteurs, à ceux qui ont déjà le carnet de correspondance sorti et qui accélèrent pour être à l’heure, et à ceux qui oublient de répondre. Ces traversées ne leur posent pas de problèmes : ces nouveaux propriétaires - depuis cet été - ont été prévenus par l’ancienne gardienne au moment de reprendre la boulangerie qu’il y avait un “droit de passage”. Et ce droit de passage existe depuis longtemps.


Dans son roman Paris est une fête, l’écrivain américain Ernest Hemingway, qui s’était installé en 1924 au 113 rue Notre-Dame-des-Champs, écrivait : “C’était une belle soirée, et j’avais travaillé dur toute la journée et quitté l’appartement au-dessus de la scierie et traversé la cour encombrée de piles de bois, fermé la porte, traversé la rue et j’étais entré, par la porte de derrière, dans la boulangerie qui donne sur le boulevard Montparnasse et j’avais traversé la bonne odeur des fours à pain puis la boutique et j’étais sorti par l’autre issue”.


Preuve qu’il y a cent ans, on coupait déjà par la boulangerie, et à l’époque c’était même par la cuisine installée à cet endroit que l’on passait. Si vous faites attention, vous verrez un visage dessiné sur la porte en verre : c’est celui de l’écrivain.


Simone Faure

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