Pour ce numéro, la chronique 100 % Géopolitique sera spéciale. En effet, nous avons réussi à interviewer David Martinon, ambassadeur de France en Afghanistan depuis 2018.
Graffiti : David Martinon, pouvez-vous vous présenter ?
David Martinon : Je m’appelle David Martinon. Je suis ambassadeur de France pour l’Afghanistan, ce que j’ai été depuis novembre 2018. J’ai été nommé en conseil des ministres ambassadeur en Afghanistan. J’ai commencé ma carrière en 1998 au Ministère des Affaires étrangères, où j’étais adjoint au porte-parole.
Ensuite j’ai été rédacteur à la direction de la Coopération Européenne — c’est-à-dire en charge des affaires communautaires —, interne — je m’occupais de six conseils des ministres de l’Union européenne (l’industrie, l’énergie, les télécommunications, la santé, la culture, etc). Ensuite je suis devenu conseiller diplomatique du Ministre de l’intérieur et du Ministre de l’économie et des finances, à l’époque Nicolas Sarkozy, et ensuite nous sommes retournés au Ministère de l’intérieur, où j’ai exercé les mêmes responsabilités. Puis j’ai été nommé porte-parole et directeur de la communication de la présidence de la république en 2007, parce que Nicolas Sarkozy a remporté la présidentielle et après, je suis parti en 2008 comme consul général à Los Angeles, que j’ai quitté en 2012. J’ai rejoint la mission permanente de la France aux Nations Unies à New York pendant quelques mois, où je suivais la commission des droits de l’Homme et j’ai été nommé représentant spécial pour les négociations internationales concernant le numérique et ensuite j’ai été nommé ambassadeur pour la cyber sécurité et l’économie numérique et enfin ambassadeur pour le numérique nommé en conseil des ministres, entre 2013 et 2018. Ensuite je suis parti en Afghanistan.
G : Quel regard portez-vous sur la situation actuelle en Afghanistan ?
DM : Elle n’est malheureusement pas prometteuse, elle est même sombre. Les Talibans ont pris le pouvoir et contrôlent tout le territoire afghan. Leurs valeurs sont connues et ils les ont déjà mises en œuvre à une autre époque, entre 1996 et 2001. Ce sont des valeurs qui ont pour conséquences d’opprimer les femmes,
de leur interdire de travailler dans le même environnement que les hommes, c’est-à-dire que globalement 95% de l’économie leur est interdite. Depuis la prise de pouvoirs des Talibans en août, on voit que les filles ne vont plus à l’école, que les jeunes femmes ne vont plus dans les universités, nous savons qu’il y a des actes de répression terribles en Afghanistan et surtout en ce moment la situation humanitaire est extrêmement grave et sérieuse parce que l’économie afghane est par terre et que pour le moment les autorités Talèbes n’ont pas de solutions ni même de plan à mettre en œuvre pour essayer de redresser la situation. Ils s’en remettent à la communauté internationale, sauf que cette dernière a très justement fixé des conditions de principe à une reprise de l’aide au développement et aux relations diplomatiques. Parmi ces conditions il y a l’exigence d’une rupture nette avec le terrorisme, l’exigence d’un gouvernement inclusif qui représente toutes les communautés de la société afghane, il y a le respect des droits de l’Homme, et en l’occurrence des droits des femmes. Pour le moment, sur toutes les conditions, nous n’avons pas de résultats probants.
G : Quel est le souvenir le plus marquant que vous gardez de la prise de Kaboul par les Talibans ?
DM : Pour moi, il y en a beaucoup, mais c’est probablement le moment où, le 26 août, c’est-à-dire tout à la fin de notre opération, il y a eu un attentat majeur à Abbey Gate, qui était une des trois grandes portes de l’aéroport. Cet attentat a fait 185 morts et il s’est passé exactement à l’endroit où les policiers, les diplomates et les soldats français allaient tous les jours rechercher des Afghans pour les évacuer. Et heureusement, la veille au soir, je leur avais donné comme instruction de ne pas y retourner le lendemain, parce que j’avais des informations selon lesquelles il y avait une menace terroriste.
G : Comment avez-vous fait pour évacuer les Afghans ?
DM : En fait, d’abord il fallait identifier qui devait être prioritaire, parce que tout le monde voulait quitter l’Afghanistan à ce moment-là. L’objectif, c’était précisément de savoir qui était le plus en danger. Avant ça, envers qui la France avait une responsabilité particulière et nous avions estimé très longtemps avant que nous avions une responsabilité particulière sur la protection de nos collaborateurs et employés afghans, que nous avons évacués bien avant la chute de Kaboul, c’est-à-dire entre mai et juin 2021, et la capitale afghane est tombée le 15 août. Avant le 15 août, nous nous étions préoccupés de ceux qui nous semblaient en danger. Nous avons donc évacué un certain nombre d’intellectuels, de journalistes, de femmes et d’hommes politiques, d’artistes dont nous savions que les Talibans auraient très probablement un comportement hostile à leur égard. À partir du 15 août, on a fait les choses de manière beaucoup moins organisée. Nous avions des listes qui nous parvenaient du centre de crise du Ministère des Affaires étrangères et nous étions en contact avec des gens que nous connaissions et que nous voulions protéger. Nous les guidions par téléphone et leur donnions des instructions pour qu’ils aient un signe de reconnaissance avec eux, puisqu’ils étaient dans la foule. Car quand on a une foule de parfois jusqu’à 15 000 personnes, c’est impossible d’identifier quelqu’un si l’on n’a pas de moyens particuliers, comme une étoffe ou un petit drapeau français. On leur demandait de nous envoyer des photos pour qu’on puisse vérifier que c’était bien eux. Et ensuite, guidés par les diplomates, des policiers et des soldats allaient les sortir de la foule pour les emmener à ce qui était devenu l’ambassade de France, qui était en fait un empilement de containers dans lesquels nous vivions. Ensuite nous les mettions dans des avions militaires et ils partaient pour les Émirats Arabes Unis et ensuite pour la France.
G : Quelles précisions faites-vous pour l’avenir de l’Afghanistan ?
DM : C’est une question très difficile. Je pense que les Talibans sont là pour un bon moment parce qu’ils ont une capacité à se faire craindre par leur comportement et par conséquent la population, à part des exceptions comme certaines femmes très courageuses qui ont manifesté dans Kaboul, il n’y aura pas de résistance massive. Il y a des phénomènes de résistance de ci de là dans le pays, mais il n’y a rien de très fort. En revanche, en Afghanistan, l’Histoire est très prédictive, c’est-à-dire que quand on regarde l'Histoire, ça donne beaucoup de clés pour imaginer ce qui peut se passer dans l’avenir. Et le fait est qu’en Afghanistan aucun pouvoir ne s’est maintenu durablement. À un moment, je n’ai aucun doute que ce pouvoir sera remis en cause.
G : Qu’est-ce qui vous a donné envie d’être ambassadeur en Afghanistan ?
DM : Quand j’étais enfant, à huit ans, quand j’ai eu l’information de l’intervention de l’armée rouge, c’est-à-dire l’armée soviétique russe, en Afghanistan, à Noël 1979. Même si j’étais enfant, je m’en souviens. Et puis cette guerre contre les soviétiques a duré dix ans, donc à sa fin j’avais dix-huit ans, et pendant toutes mes années d’adolescence j’ai suivi la résistance des moudjahidines contre les soviétiques et ensuite contre les communistes afghans. Ensuite sont arrivés les Talibans. J’étais horrifié par ce qui se passait en Afghanistan, et je suivais les événements. Tout ça a contribué à m’intéresser au pays, ainsi que les lectures. Le premier grand beau livre que j’ai lu quand j'étais adolescent, c’était un livre de Joseph Kessel, qui s’appelle Les Cavaliers et qui raconte l’histoire d’un tchopendoz, c’est-à-dire un champion de bouzkachi. Le bouzkachi, c’est le sport national afghan, une sorte de rugby à cheval. Ce livre m’a marqué car c’est un très très beau livre que j’ai lu quand j’avais quinze ans et qui m’a donné envie d’aller un jour en Afghanistan. Et quand je suis arrivé au Ministère des Affaires étrangères, je lisais tous les matins les correspondances diplomatiques, c’est-à-dire les télégrammes diplomatiques qu’adressaient les ambassades au Ministère, et je lisais particulièrement les télégrammes qui venaient de Kaboul. Je m’étais dit qu’un jour j’aimerais aller y servir comme diplomate. Je n’ai pas pu aller y servir comme jeune diplomate, mais finalement j’ai eu la chance d’y servir comme ambassadeur.
G : À quoi ressemble la vie d’un Afghan ou d’une Afghane aujourd’hui ?
DM : Elle est très très difficile, parce que le pays est très pauvre. Il n’y a pas d’industrie, à part l’industrie de la drogue. C’est donc une économie de subsistance que nous n’avons pas vraiment réussi à développer. Et pour les Afghans, les défis quotidiens, en hiver, c’est de résister au froid, parce qu’il fait très froid la nuit. Ça peut descendre à -15°C à Kaboul, qui est en altitude. Pour ça il faut trouver un moyen de se chauffer, en brûlant tout ce qui leur passe sous la main. Il faut trouver de quoi manger, ce qui n’est pas toujours facile. C’est une nourriture à base de beaucoup de riz, de quelques légumes et très très rarement de la viande. Et puis, il faut aussi trouver de l’argent, et ceux qui travaillent ont des métiers assez simples. D’autres décident d’être des criminels. C’est pour ça que les dernières années il y a eu une criminalité très forte à Kaboul. On ne pouvait pas se promener la nuit, même en voiture, car c’était dangereux, sauf en voiture blindée. Sinon c’est encore une société qui est encore rurale, avec une agriculture qui n’est pas très productive, qui n’a pas été modernisée, ou à peine.
G : Que devient l’ambassade de France en Afghanistan ?
DM : L’ambassade de France a été mise en sommeil quand nous sommes partis, c’est-à-dire que nous avons détruit ce qui devait être détruit. Nous avons rapporté les armes, nous avons détruit une mission en occident, nous avons détruit les communications, nous avons neutralisé les voitures blindées pour qu’elles ne puissent pas être utilisées par d’autres que nous. Nous avons fermé l’ambassade mais en laissant des gardes afghans, des gens qui sont très fidèles à l’ambassade de France et qui y ont travaillé depuis longtemps. De façon que si le Président de la République et le Ministre des Affaires étrangères décident un jour de rouvrir l’ambassade, nous puissions le faire assez rapidement.
G : Merci d’avoir répondu à nos questions !
Propos recueillis par Hector Ono-dit-Biot le 17 décembre 2021.