Il était 16h et je vois se profiler la silhouette de la maison blanche… J’en pousse la porte. On aurait pu penser que tout collégien a une grande appréhension lorsqu’il va interviewer “Monsieur le Directeur." Mais ce n’est pas trop le cas à l’Ecole : elle s’évapore aussitôt car, comme il me le répétera, “à l'Alsacienne, les enfants grandissent en discutant en confiance avec les adultes.” J’en suis sorti en ayant découvert des histoires profondes, délivrées avec confiance par Pierre de Panafieu. Assis à son bureau, costume bleu avec, sur sa boutonnière, le rappel rouge de la légion d’honneur, sa voix douce et posée, son regard profond et attentif semblent être le reflet d'une vie vécue avec gaîté, dans la bienveillance et la dignité. Avec son visage serein, il était prêt à me livrer des histoires riches en nuances et émotions, ou encore d’autres que bien des directeurs auraient préféré laisser cachées…
Agrégé d'histoire, benjamin d’une fratrie de trois, Pierre de Panafieu — ancien élève, marié à une ancienne élève, elle-même fille d’une ancienne élève, père de deux enfants anciens élèves eux aussi —, est de facto une sorte de conservatoire de l’histoire de l'Alsacienne, il incarne ses valeurs. La particularité de l’Ecole est qu’elle est ancrée dans son histoire et en même temps incroyablement adaptée au monde moderne. Pour cela, notre directeur doit savoir repérer ce qui est précieux dans la tradition de l'École, le maintenir, tout en permettant le changement.
Graffiti : Vous êtes né en 1959, vous êtes le benjamin d’une fratrie de 3, vous êtes Français avec origines écossaises, normandes et aveyronnaises : bref, pas du tout alsaciennes. Quelles ont été vos motivations pour venir à l'Ecole ?
Pierre de Panafieu : Ma sœur y était déjà. Je suis venu à l'Alsacienne en classe de 5e par nécessité car je n’étais pas un bon élève au collège Sévigné. En effet, je risquais le redoublement ! L'École m’a donné une chance en me faisant entrer dans une classe à effectif réduit, ce qui a semé en moi le grain de la reconnaissance. Ma promotion, celle de 1977, était héritière de Mai 68. A l'EA, les lycéens étaient engagés, parfois dans le Parti socialiste unifié, dont la figure de proue était Michel Rocard, ancien élève. Je réalise alors que la culture, le savoir et la réflexion étaient indispensables si je voulais comprendre le monde, agir dessus et convaincre ! Donc, il fallait beaucoup travailler l’histoire, l’économie, la philosophie. Tout cela m’a incité à m’investir dans les études ; c’est à partir de là que j’ai commencé à beaucoup travailler. Aussi, en 1974, j’ai commencé à m’intéresser à l’écologie. René Dumont s’est présenté à l'élection présidentielle : il a été le premier candidat écologiste. J’étais passionné, j’ai fait sa campagne en tant que militant. je collais des affiches, j’assistais à ses meetings... Dès 1974, l’écologie était un thème important pour moi et je commençais à circuler en bicyclette dans Paris, ce que je fais toujours.
G. : Vous faites partie de la promotion de 1977. Est-ce que vous voyez encore certains de vos camarades ?
P. de P. : Oui, bien sûr ! Par exemple, si je ne cite que ma classe de 4e, donc milieu du collège, je vois encore régulièrement 8 personnes, en espace de 50 ans, ce n’est pas mal. Sans parler de ma femme que j’ai rencontrée à l’Ecole, mais qui était de la promo 1976.
G. : Vous avez fait votre scolarité sous la direction du célèbre Georges Hacquard. Y avait-il déjà une certaine proximité entre directeur et élèves telle qu’elle existe aujourd’hui ?
P. de P. : Oui, l’une des caractéristiques de l’École est que les élèves y grandissent en échangeant avec les adultes, dans l’école mais aussi lors des sorties et voyages. Vous verrez cela dans toute l’histoire de l'École des récits qui soulignent cette proximité. Cela dit, il nous impressionnait beaucoup par son éloquence et sa posture. Nous nous sentions proche de lui car on le savait homme de culture et attentif auprès de ses élèves, mais on ne le voyait pas souvent. Celui qu’on voyait le plus, parce qu’il nous rendait nos notes toutes les semaines, était Monsieur Hammel, censeur (directeur du collège-lycée).
G. : Quel a été le professeur qui vous a le plus marqué au cours de votre scolarité à l’EA ?
P. de P. : Guy Varenne ! Il était le professeur dont, avant même de l’avoir, on avait envie de suivre ses cours. Je ne l’ai eu qu’une année, en classe de première, année très exigeante car il notait très sévèrement : la meilleure note que j’ai eue fut 10/20 et j’ai considéré que c’était excellent ! Grande exigence, avec des cours passionnants, il avait l’art de savoir toujours nous prendre à contre-pied : lorsqu’on était trop sûrs de quelque chose, il savait nous interroger, développer un exemple contraire pour nous forcer à réfléchir à rebours de ce que nous pensions spontanément. Ensuite, je l’ai retrouvé lorsque j’ai été nommé professeur à l’EA et nous avons été très heureux ensemble. Ensuite, j’ai été son censeur. Il a été l’un des personnages les plus importants de ma vie.
G. : Vous avez fait vos études d’histoire à la Sorbonne. Pour votre maîtrise, vous avez choisi un thème sur la perception de la révolution russe aux USA et, pour cela, vous êtes parti faire vos recherches "sur le terrain" dans la prestigieuse Widener Library de Harvard. Comment êtes-vous devenu professeur ?
P. de P. : Alors que je n’étais encore qu’en 2e année d’histoire à la Sorbonne, mon père m'encouragea à postuler à un poste de professeur dans un collège hors contrat. J’avais juste 19 ans et je trouvais que c’était absurde d’y postuler. Mon père me prodigua alors deux leçons : d’abord, d'arrêter de croire savoir ce que les autres pensent. Puis, qu’on n’a rien à perdre de tenter quelque chose. Il a eu raison : me voilà professeur ! J'ai ensuite été engagé au lycée Saint-Michel de Picpus où j’ai rencontré par ailleurs François Colodiet, un ami personnel pour qui j’ai une immense admiration professionnelle, et qui vient tout juste de quitter l’EA où il a enseigné pendant plusieurs années.
G. : A quel moment avez-vous donc rejoint l’EA en tant que professeur ?
J’ai eu le CAPES en 1986 et, par hasard, je croise devant une librairie mon ancien professeur d’EPS, Gilbert Leconte, qui me dit que l’un des professeurs d'histoire quittait l’EA. J’y ai couru pour parler à Monsieur Hammel, le censeur. Il allait bientôt remplacer Georges Hacquard qui prenait sa retraite : le dernier acte administratif qu’il a fait en tant que directeur était me nommer professeur !
G. : Lors de la table ronde sur l’histoire de l'École, je me souviens que vous avez dit avoir fait une parenthèse dans votre carrière professorale pour découvrir l’entreprise privé au sein d’Hachette éditions, à La Vie quotidienne. Lors de votre retour à l'École, vous êtes revenu non pas uniquement en tant que professeur mais dans la direction. Est-ce que ce changement a été difficile ?
P. de P. : Oui ! En effet, j’ai travaillé une petite année dans l’édition. Et pour l’Alsacienne, j’ai dû quitter Hachette. Je suis revenu en pensant que je ferais la pire erreur de ma vie. Je doutais beaucoup, c’était prendre d'énormes responsabilités : quasiment 1.000 élèves, 120 professeurs, c’était vertigineux pour moi ! J’aimais enseigner, j’aimais l'École, mais diriger c’est un peu autre chose… sur le moment, ce que j’ai ressenti c’était de la panique ! En plus, ma femme Hélène était enceinte, je suis entré censeur fin du mois d’août et ma fille est née en novembre de la même année : donc, c’était beaucoup de bouleversements dans ma vie.
G. : Vous avez été censeur, puis, depuis 2001, directeur de l'École qui fête cette année ses 150 ans ! Au départ, un tout petit établissement fut créé en 1873 rue des Ecoles, avec seulement cinq élèves confiés à un instituteur, Frédéric Braeunig. Puis, en 1874, il y a eu la vraie fondation de l'École qui prit ses quartiers Paris 6, sous la direction de Frédéric Rieder, avant de rejoindre “le 109” en 1881. Selon vous, quels sont quelques-uns des atouts de l’Alsacienne ?
P. de P. : Les atouts de l'Ecole, il y en a un certain nombre et cela dépend du point de vue. Je dirais d’abord que les élèves grandissent en échangeant avec les adultes, dans l’école mais aussi lors des sorties et voyages au cours desquels élèves et professeurs se voient mutuellement autrement. Or, on ne peut pas échanger avec quelqu'un de qui on a peur : il faut avoir confiance, dans une ère de défiance généralisée ! Pour cela, on n’impose pas un modèle qui nous semblerait bien et que les élèves devraient suivre. Puis, il y a le partenariat École - parents qui garantit, aux élèves et aux familles, une stabilité. Ils n’ont pas peur de savoir si l’enfant restera ou non à l'École l’année d’après ou au passage vers le lycée : on garde nos élèves pour qu’ils trouvent leurs voies dans la sérénité, et ce peu importe leurs aptitudes ou leur classe sociale, d’où la notion d’inclusion scolaire et d’ouverture sociale chères à l'École.
G. : Y a-t-il des améliorations qu’il vous semble importantes à mener en ce moment ?
P. de P. : J’ai toujours attaché une grande importance aux bâtiments afin de contribuer aux bonnes conditions de travail des élèves et des professeurs. C’est pour cela que j’ai pris une part importante dans la construction des bâtiments 1 et 4, dans la restructuration du bâtiment 8 et de la demi-pension. Il me semble qu’il manque une salle de conférences car le théâtre est trop sollicité pour les différentes représentations, les concerts, etc. Donc, il me paraît important d’avoir une salle, pouvant accueillir une centaine de personnes, dédiée aux conférences, aux débats.
G. : Si je vous pose la question de savoir quelle serait votre devise, laquelle serait-ce ?
P. de P. : Il y a une phrase que j’aime beaucoup, qui a été justement prononcée par le premier directeur de l'École, Frédéric Rieder : " Il n’y a qu’une manière de réussir dans le monde, c’est d’y apporter sa part d’originalité, quelque petite puisse être cette part. "
G. : Et maintenant le mot de la fin pour cette rencontre ?
P. de P. : Ad nova tendere sueta !
Propos recueillis par Frédéric LUCAUSSY SVIATOPOLK- MIRSKY